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132 - . C.R.Acad.Sc.Paris, t.307, Série II, p. 1283-1288

Tectonique/Tectonics _

La structure des environs de Digne (Chaînes subalpines méridionales, Alpes-de-Haute-Provence) : un exemple d'interférence entre l'avancée d'une nappe de charriage épiglyptique et la sédimentation sur son front.

Maurice GIDON et Jean-Louis PAIRIS

Figures

Résumé - Les particularités tectoniques de la nappe de Digne, aux abords de cette ville, résultent de l'interférence entre une mise en place épiglyptique et une abondante sédimentation continentale. Cette dernière a mordu sur le front de la nappe, qui s'avancait ici dans l'extrémité NE du bassin néogène de Valensole. Une portion frontale de la nappe, le Lobe de La Robine, bloquée et écrasée en accordéon, a été abandonnée dans le bassin. Le charriage du reste de la nappe s'est poursuivi à la faveur d'une déchirure coulissante, la faille du Bès.

 

An example of the influence of coeval sedimentation upon structures developped at the front of a thrust sheet moving in free-air : The structure of the region around Digne (SE France)

Abstract - The part of the Digne Nappe situated N of the town of Digne and termed Lobe de La Robine underwent frontal compression, instead of sliding upon a topographical surface as did the nappe elsewere. It is shown that this is due to the fact that the movement of the nappe drove the western part of its front edge inside the easternmost part of the neogene Valensole basin. It was then stopped by the overlapping of the Valensole continental conglomerates. Thus it was later separated from the main part of the nappe by à tear fault acting during the end of thrusting.


Abridged English Version :

At the point where the Digne thrust overlays the continental deposits of the Valensole formation, around and to the N of Digne, its erosion front bends westward, thus isolating the so-called La Robine Lobe (fig.1). Some significant structural pecularities of this part of the nappe indicate that it was tectonically individualy

zed while thrusting occured.

1/ RELATIONS BETWEEN THE LA ROBINE LOBE AND THE MAIN PART OF THE DIGNE NAPPE (fig.2). The first characteristic feature of the La Robine Lobe is that it is strongly folded, contrary to the eastern part of the nappe where only one wide syncline is present. The boundary between this lobe and the more eastern Cousson Lobe [1] is constituted by the Bès Fault, which runs along the Bès river, N of Digne, whithout penetrating inside the autochtonous outcrops either N of Tanaron or S of Digne. The fault is a tear-fault which allows the front of the nappe to undergo a right-lateral offset, S of Digne. At the same place the thrust surface is laterally converted from a flat at the south into a strongly dipping ramp at the north.

2/ THE STRUCTURES AT THE WESTERN MARGIN OF THE LA ROBINE LOBE present two main characteristics:

1. This part of the thrust is not a flat, in opposition to what is generally observed along the erosion front of the Digne nappe, where the beds lie conformably upon the thrust surface, itself weakly dipping. This, which is indicated by its rectilinear, N16O cartographic trend, may be directly observed in some deep gullies , such as the "ravin de la Bègue" (fig.2 and 3). It takes the form of a one hundred meters wide high-angle shear-zone, with many vertical fault planes, mainly made of Terres Noires. The folds of the nappe are obliquely cut by this accident, due to their trend which is less N-S than that of the fault. They are also cut by secondary right-lateral wrench-faults branching from it. The Valensole conglomerates do not sink under the thrust but are cut and folded with strongly dipping fold planes. So it is obvious that here the nappe pushed the conglomerates at its front with a lateral component of motion, instead of sliding over these beds.

2. The front margin of the nappe has been overlain by the upper beds of the Valensole formation. This has already been observed S of Digne [2] where only some small outcrops have been preserved from erosion but lie at a lower level than the upper depositional surface of the Valensole formation. N of Courbons it is obvious (fig.3) that the nappe series sinks westward under this formation and that the shear zone which separates them is a secondary one, distinct from the thrust surface of the Digne nappe. The Courbons olistoliths [3] and the Pié Gros outlier (which is strongly comparable to the Klippe de l'Aubrespin found to the N in the Turriers area [4]) most likely result from block detachments at the upper part of the nappe while its margin was covered by the Valensole deposits and thus merely immobilized.

3/ CONCLUSIONS : The nappe de Digne's emplacement was thought to have occured after the deposit of the Valensole formation and as a consequence to be late Pliocene in age [5]. In fact it happend during the end of this sedimentation, and is more likely to be upper Miocene in age, after recent dating [6]. The nappe's motion being partly lateral with respect to its front edge [7] it was induced to run along the eastern margin of the Valensole basin, which was stepped over in the La Robine and Digne area (a fact which possibly caused the marks of westward motion recorded there [7][8]). This movement was stopped by the thick and rapid deposition of conglomerates and the La Robine Lobe suffered a frontal compression and underwent the folding resulting from this. The eastern part of the nappe, on the contrary, continued to move, being desolidarized by tearing along the Bès Fault.


Le fait que la partie frontale de la nappe de Digne repose, de Tanaron jusqu'au S de Digne, sur les alluvions continentales de l'extrémité NE du bassin néogène de Valensole témoigne ici de son charriage à l'air libre. Or le tracé du front d'érosion de cette nappe dessine précisément là une saillie vers l'W, connue de longue date sous le nom de Lobe de la Robine (fig.1). En fait il s'avère que ce lobe n'a pas été isolé seulement par l'érosion quaternaire car il se singularise par des particularités qui conduisent à y voir un élément tectonique individualisé au cours même de la mise en place de la nappe.

 

1/ RAPPORTS ENTRE LE LOBE DE LA ROBINE ET LE RESTE DE LA NAPPE (fig.2). La première singularité du lobe de La Robine est d'être accidenté par un train de plis, d'axes NW-SE, d'autant plus fermés et serrés que l'on se rapproche de sa marge W. Or ces plis ne se retrouvent pas à l'E de Digne et de la vallée du Bès, où ne se dessine que le grand synclinal très ouvert de Marcoux.

Cette discontinuité structurale frappante intervient à la faveur d'un grand accident, la Faille du Bès. Celle-ci court le long de cette rivière, en amont du confluent Bès-Bléone, où elle est soulignée par le contraste d'attitude entre les couches du compartiment E, régulièrement pentées vers le SE du fait de l'inclinaison axiale du synclinal de Marcoux, et celles du compartiment W, orientées NW-SE comme les plis du lobe de La Robine. Aux abords de Digne elle s'engage dans le Trias du coeur de l'anticlinal qu'emprunte la vallée de la Bléone et lui fait subir une torsion axiale dextre. Au S de Digne, aux Bâties de Cousson, elle tranche le synclinal qui borde à l'W la bande triasique de Digne et le fait buter contre le flanc SW du synclinal de Marcoux. En ce dernier point elle ne pénètre apparemment pas dans l'autochtone; par contre, à sa faveur, le contact nappe/autochtone change de caractère en passant d'un contact très redressé au N à un chevauchement franc et presque plat au S (ce qui entraîne d'ailleurs un brutal changement d'orientation du tracé du front d'érosion de la nappe). Vers le N enfin la faille du Bès, qui ne pénètre pas non plus dans l'autochtone au N de Tanaron, coïncide également avec une brutale inflexion de la surface de charriage.

Tous ces caractères de la faille du Bès montrent que ce n'est pas un décrochement tardif mais une déchirure de type transformant, n'affectant que la nappe, et apparue au cours de la mise en place de cette dernière. Elle a permis l'apparition d'un mouvement indépendant de son compartiment oriental, le Lobe de Cousson [1], dont le front est maintenant décalé vers le SW par rapport au Lobe de la Robine.

 

2/ LES STRUCTURES DU BORD W DU LOBE DE LA ROBINE, dans l'intervalle compris entre le Bâties de Cousson au S et Thoard au N, présentent deux aspects remarquables.

1. Le chevauchement y est peu tangentiel. Il différe en celà de ce qui s'observe la plupart du temps, en particulier dans le lobe de Cousson et au NE de Thoard, où les couches de la nappe reposent à plat, par l'intermédiaire d'une semelle de Trias, sur la surface de charriage qui est alors faiblement inclinée.

a) Le tracé presque rectiligne du contact nappe/autochtone, orienté en moyenne N160, suggère qu'il a un fort pendage. De fait les entailles d'érosion les plus profondes (telle celle du ravin de la Bègue, fig.2 et 3) permettent de voir que les couches de conglomérats de la formation de Valensole, bien que peu perturbées jusqu'à une distance très faible du front d'érosion de la nappe, ne s'engagent cependant pas simplement sous elle. Elles sont tranchées très obliquement par un couloir tectonique redressé à plus de 50°, à l'approche duquel elles sont rebroussées ou froissées, sur une centaine de mètres, par des plis décamétriques à hectométriques à plans axiaux fortement pentés vers l'E. Ce couloir est souligné par une bande de Terres Noires de largeur hectométrique et beaucoup des plans de fractures observables en bordure de cette bande sont subverticaux (notamment au Rocher de Sainte-Madeleine, à l'E de Thoard). Au total ce couloir de cisaillement est donc assez peu chevauchant.

b) Les plis de la nappe, d'orientation moins méridienne que ce couloir tectonique, viennent à tour de rôle, du S au N, buter contre lui en biais. Ces plis, ainsi sectionnés en oblique, sont en outre débités, sur une frange large d'environ 2 km en marge E du couloir de cisaillement, par des failles de décrochement dextres N 17O à N 18O qui se branchent sur ce dernier. Il s'agit sans doute, comme pour les quelques autres petits décrochements qui affectent la marge du Tertiaire autochtone, de failles de Riedels R attestant d'une composante de coulissement dextre.

En définitive la marge W de la partie affleurante de la nappe bute donc ici contre les conglomérats de Valensole et les a comprimés latéralement, au lieu de les chevaucher. L'avancée horizontale de la nappe vers le SW y était donc pratiquement bloquée ou limitée à un coulissement vers le S. Ce blocage frontal local fournit une bonne explication de ce plissement (d'intensité effectivement croissante aux approches du front) par lequel se singularise le lobe de La Robine.

2. Le front de la nappe a été recouvert par la formation de Valensole.

a) En rive gauche de la Bléone, au S de Digne, deux affleurements isolés de conglomérats reposent en discordance sur les plis des terrains triasico-liasiques de la nappe [2], à la limite S du lobe de La Robine. Si l'altitude de ces affleurements n'est pas plus élevée que celle des couches les plus hautes du colmatage du bassin de Valensole du secteur de Digne elle dépasse par contre largement celle du contact chevauchant du lobe de La Robine. Ceci témoigne donc simplement du recouvrement du front de ce lobe, après son blocage, par des termes relativement récents de la sédimentation continentale de Valensole.

b) En rive droite de la Bléone, dans les ravins situés au N de Courbons, (ravin de la Bègue, fig.2), les conglomérats de Valensole, rebroussés à la verticale le long de la bordure W du lobe de la Robine, reposent en accordance sur des molasses marines miocènes. Or la présence de ces dernières est étonnante à deux égards : 1 - Si elles appartenaient au soubassement normal de la formation de Valensole elles ne devraient apparaître que sous des niveaux bien moins élevés de cette dernière; 2 - Au contraire il s'avère qu'elles se rattachent à la nappe. En effet la limite entre le Mésozoïque de la nappe et le Tertiaire autochtone se résoud ici en une zone diffuse de failles mineures. Cette faible tectonisation ne peut masquer que ces molasses constituent le terme le plus élevé d'une succession continue. Or celle-ci comporte un Oligocène transgressif sur le Tithonique puis des Terres Noires qui forment le coeur d'un synclinal dessiné par le Dogger et le Lias du lobe de La Robine (fig.3).

Cette disposition démontre que la véritable partie frontale de la nappe s'enfonce ici sous les termes élevés de la formation de Valensole qui la masquent. Le contact tectonique - peu chevauchant, comme on l'a vu - par lequel le mésozoïque de la nappe s'affronte ici avec cette formation n'est donc effectivement pas la véritable surface de charriage de la nappe. Il s'agit d'un accident tardif apparu en arrière du front de nappe, après le cachetage de ce dernier.

La localisation, surtout aux abords de Courbons [3], des olistolites connus le long de cette marge W du lobe de La Robine, s'explique bien dans ce contexte, mieux que par l'hypothése de reliefs du soubassement autochtone du Valensole (ces derniers auraient dû être très accentués ce qui les rend improbables). En effet ces olistolites sont constitués du même matériel (Bajocien à Miocène marin) que les affleurements précédents, et s'y raccordent pratiquement, par un alignement en chapelet le long de la surface de chevauchement. L'ordonnance de ces olistolites n'est d'ailleurs pas vraiment chaotique mais récapitule assez bien une série continue renversée allant du Bajocien jusqu'au Miocène. Il s'agit donc vraisemblablement de lambeaux des couches supérieures de la nappe, glissés lors de son blocage dans la bordure du bassin de Valensole, puis tectonisés à nouveau par les mouvements tardifs.

Un problème différent est posé par la klippe de Pié Gros, qui s'appuie contre l'accident frontal du lobe de la Robine, 1 km à l'E de Thoard. Elle présente une nette analogie avec la klippe de l'Aubrespin de la région de Turriers [4] car l'une et l'autre sont des lambeaux isolés de couches néocrétacées posés en marge du front de la nappe. Or ces klippes ne peuvent provenir que de domaines relativement internes de cette dernière puisque l'on ne trouve pas de couches de cet âge épargnées par l'érosion anténummulitique dans le proche avant-pays. Elles ont donc probablement une origine commune, relevant sans doute de vastes collapses engendrés par la déclivité du pli de rampe frontal aux dépens des parties superficielles de la nappe.

 

3/ CONCLUSIONS : Les faits rapportés ci-dessus impliquent que la nappe de Digne s'est mise en place pendant le dépôt des termes élevés de la formation de Valensole de la région de Digne, et non après. Elle n'est donc pas plio-quaternaire [5] mais daterait d'un Miocène plutôt supérieur si l'on se base sur les éléments de datation les plus récents [6]).

On peut proposer en définitive le schéma cinématique suivant, qui intègre ces données de façon cohérente: la marge occidentale de la nappe (correspondant au futur lobe de La Robine), qui se déplaçait par une translation oblique vers le SSW le long de la marge E du bassin de Valensole [7], a fini par y plonger (sans doute à la faveur des mouvements vers l'W enregistrés au front de la nappe [7][8]). Les apports fluviatiles qui venaient combler la dépression ont alors gagné sur cette marge de la nappe, qu'ils ont recouverte, de sorte que le mouvement de cette dernière a été fortement freiné. Ceci a conduit à l'écrasement du lobe de La Robine en un train de plis. La partie plus orientale de la nappe n'a poursuivi son avançée qu'au prix de sa désolidarisation, par le jeu de la faille du Bès, en un lobe de Cousson.

En définitive la nappe de Digne offre donc ici un bel exemple de l'influence des dispositions sédimentaires sur la structure frontale d'un charriage épiglyptique. Le dispositif réalisé à Digne illustre plus précisément le rôle de la présence d'une dépression à sédimentation rapide et puissante. Il s'ajoute en fait à d'autres cas de structuration morphotectonique connus plus au N, d'abord à Tanaron, où la nappe contourne un môle saillant (constitué par l'armature de Miocène du synclinal annulaire d'Esclangon) par une inflexion E-W et un fort redressement du pendage de sa surface de charriage, puis dans la région de Turriers (fig.1), où elle se partage en deux lobes [4], de part et d'autre d'un relief saillant de l'autochtone.

Ces dispositifs illustrent de façon remarquable les modalités de l'interférence de la morphologie et des phénomènes sédimentaires avec la tectonique dans un charriage épiglyptique. A cet égard la nappe de Digne apparait donc comme un modèle du genre.

 

Références citées :

 

[1] GIDON M. & PAIRIS J.L. (1986) - C.R.Acad.Sc.Paris, t.3O3, Série II, n°1O, p.981-

984.

[2] GIGOT P. (1973) - C.R.Acad.Sc. Paris, t.276, série D, p.1123-1126

[3] GIGOT P. & HACCARD D. (1972) - Bull. B.R.G.M., 2° s., sect.1, n°3, 1972, p.9-19.

[4] GIDON M. & PAIRIS J.L. (1986) - Géologie de la France, n°4, p.417-432, 9 fig.

[5] GIGOT P., GRANDJACQUET C., HACCARD D.(1974) - B.S.G.F., (7), XVI, 1974, n°2, p.128-139.

[6] CLAUZON G., AGUILAR J.-P. & MICHAUX J. (1987) - C.R.Acad.Sc.Paris, t.305 , série II, p.133-137, 1987.

[7] PAIRIS J.L., GIDON M., FAUCHER T. & THOMÉ M. (1987). Géologie alpine, Mém. H.S. n°13, p.417-426.

[8] FAUCHER T., GIDON M., PAIRIS J.L. & MASCLE G.(1988). - C.R.Acad.Sc.Paris, t.3O6, Série II, p.227-230.

 

 

 

 

 

Figures :

 

Fig.1 . Schéma structural d'ensemble de la nappe de Digne.
Fig.1. Structural sketch-map of the Digne thrust.

 


figure agrandissable

Fig.2 . Schéma structural des environs de Digne
Fig.2. Structural sketch-map of the Digne surroundings

 

Fig.3 . Coupe du bord W du lobe de La Robine (ravin de la Bégue).
Fig.3. A cross-section through the western margin of La Robine lobe.

 

 

 

 

* Université scientifique technologique et médicale de Grenoble,

Institut Dolomieu, 15 rue M.Gignoux, 38031 Grenoble cedex,

U.A. C.N.R.S. n°69, Géologie alpine, publication n° 8..