Trop souvent le tectonicien raisonne sur les structures qu'il
cherche à interpréter en ne les analysant qu'en
coupe transversale, admettant donc implicitement que tous les
mouvements liés aux déformations sont orientés
selon la direction d'un tel plan de coupe et évitant ainsi
d'essayer de se les représenter d'une façon tridimensionnelle.
Pourtant l'importance, dans les Alpes notamment, des décrochements,
toujours orientés obliquement aux axes de plis et aux directions
de chevauchement, atteste du rôle de mouvements plus ou
moins obliques par rapport aux transversales structurales. En
fait la mise en évidence de la présence de cassures
franchement longitudinales, dont beaucoup semblent avoir fonctionné
avec une composante plus ou moins forte de coulissement, justifie
de s'interroger sur la part prise par de tels mouvements horizontaux
orientés selon l'axe d'allongement de la chaîne.
Le fait que beaucoup de ces cassures se soient révélées,
depuis leur mise en évidence, être des paléofailles
datant de l'expansion jurassique ne change rien à la chose
: il est frappant de voir que, suivant le pli dénoncé
ci-dessus, la réutilisation de ces fractures a volontiers
été envisagée en tant qu'"inversion"
(transformation en failles inverses) mais peu en tant que coulissements
(alors que de nombreux séismes actuels, notamment dans
la chaîne de Belledonne, relèvent de ce type de mécanisme).
D'autre part une comparaison entre une carte ou une image satellitaire de l'arc alpino-apenninique, d'une part, et d'un système météorologique dépressionnaire, d'autre part, révèle une étonnante analogie de formes et de dimensions. Celle-ci est telle que certaines photos de satellites de systèmes nuageux sont pratiquement superposables à une carte à même échelle des chaînes de la Méditerranée nord-occidentale. Or un examen plus approfondi de ces deux groupes de dispositifs fait apparaître qu'il ne s'agit peut-être pas là d'une coïncidence fortuite et simplement amusante : en effet des analogies assez fondamentales peuvent être mises en évidence, fournissant ainsi une hypothèse de travail intéressante et encore nouvelle dans certains de ses aspects.
L' ANALOGIE DE FORME des deux dispositifs porte sur le dessin
des zones tectonisées et des zones nuageuses (fig.
1 a): dans les deux cas l'apparition de ces zones perturbées
résulte clairement d'un mouvement à composante horizontale,
tendant à produire (de façon accessoire dans les
déplacements atmosphériques) un chevauchement relatif
des masses affrontées.
Une différence entre les deux systèmes (crustal
et atmosphérique)réside certes en ce que la position
relative des masses chevauchantes et chevauchées est inverse,
symétrique par rapport à un plan horizontal (fig. 1 b). Cette inversion s'exprime
en particulier par le fait que la masse italo-adriatique est dotée
d'un enfoncement subsident synchrone de la formation des chaînes
voisines, alors qu'elle représente l'homologue de l'air
chaud cyclonique, qui est affecté, quant à lui,
d'un mouvement ascendant.
LES MOUVEMENTS des masses d'air présentent d'autre part,
dans le système dépressionnaire météorologique,
une triple particularité:
a. L'air chaud y forme une volute qui s'insinue dans un dispositif
tourbillonnaire où il est « injecté »
par la circulation de l'air tropical; il en résulte que,
par rapport à l'air froid il possède un mouvement
différentiel dextre du côté du front chaud.
b. Ces mouvements se font suivant des trajectoires courbes dont
la direction se modifie de proche en proche comme celle des fronts,
pour dessiner une spirale centrée sur la dépression.
c. Enfin, la largeur de la volute se rétrécit progressivement
au niveau de la surface du sol, à la faveur de ces mouvements,
combinés à celui, ascensionnel, de l'air chaud.
Il semble que ces trois caractères dynamiques sont décelables dans la structure de l'arc alpin (encore qu'ils ne soient pas évoqués dans les schémas classiques) :
a. En ce qui concerne les mouvements de coulissement relatifs, horizontaux, mes recherches dans l'arc des Alpes occidentales m'ont précisément amené à la conviction que l'on avait sous-estimé le rôle des failles coulissantes longitudinales (par rapport à l'allongement de la chaîne). Dans la majorité des cas d`ailleurs le rejet qu'on est amené à leur attribuer est dextre. Il semble bien que des accidents de ce type sont reconnus désormais partout dans les Alpes, à commencer par les grandes cassures de la limite alpino-dinarique ou de la ligne insubrienne (les failles sénestres semblent par contre moins nombreuses et généralement beaucoup plus obliques par rapport à l'allongement de la chaîne). De plus, dans les Alpes occidentales externes aussi bien qu'internes, I'étude microtectonique révèle souvent l'importance des phénomènes d'allongement horizontal longitudinal: il semble donc bien qu'aux mouvements transversaux par plissement et charriage ont du s'associer des mouvements longitudinaux multiples et de type varié, suivant un dispositif très voisin de celui suggéré par l'analogie météorologique.
b. La direction courbe des mouvements semble se traduire
également dans la structure alpine au moins de deux façons:
- d'abord par la disposition cartographique en éventail
(ou plus précisément en cyme unipare) (fig.
1 c et 2) qui affecte les axes des plis dans les zones externes
(principalement si l'on considère les plis d'âge
approximativement oligocène);
- ensuite par des phénomènes de rotation apparente,
sénestre, qu'il est permis d'attribuer à un transport
avec pivotement, parallèlement à la direction de
l'arc: « rotation » des structures hercyniennes et
des directions paléomagnétiques des volcanites finihercyniennes
entre Alpes occidentales du Sud et du Nord, rotation des blocs
sud-alpin et corsosarde par rapport à l'Europe, etc. Plus
récemment a été mise en évidence,
par THOMAS et al (1998), une rotation sénestre de l'ordre
de 40° du Briançonnais, qui s'avère attribuable
à des mouvements post- Oligocènes .
c. L'étirement des masses entrainées vers l'axe du tourbillon semble également très apparent dans le dispositif alpino-apenninique (où l'on peut localiser un point de convergence situé aux abords sud de Turin). Ayant particulièrement étudié l'effilement de la zone briançonnaise dans les Alpes graies à l'Ouest de Cuneo, je puis préciser que celui-ci est apparemment dû au jeu des fractures longitudinales, ici nord-ouest- sud-est, et qu'il n'y a là (contrairement à un modèle proposé par H. P. Laubscher) aucun indice de déplacements sénestres est-ouest lors de la tectonisation. Enfin, il faut sans doute souligner que c'est précisément dans ce secteur que s'accentue le mouvement de chevauchement vers l'Est du domaine alpin par-dessus celui de la plaine du Pô, comme si le dernier passait sous le premier, en même temps que sous l'Apennin, disposition qui n'est pas sans évoquer la réunion des fronts chauds et froids et le décollement de la volute d'air chaud par rapport au sol dans le modèle météorologique .
Il n'est pas jusqu'au cadre cinématique dans lequel se développent les mouvements tourbillonnaires météorologiques qui ne puisse trouver son équivalent sur le plan de l'évolution de la Méditerranée occidentale. En effet les systèmes cycloniques naissent de l'affrontement et du cisaillement entre les mouvements de l'air polaire descendant vers le Sud-Ouest et de l'air tropical remontant vers le Nord-Est : or il se trouve que l'arc alpino-apenninique se place précisément dans un contexte analogue, puisqu'il s'est développé aux dépens d'un véritable joint structural entre les plaques lithosphériques européenne et africaine et que l'expansion occanique atlantique a imposé à ces dernières d'importants mouvements relatifs cisaillants, sénestres, du Toarcien au début de l'Eocène. Il ne paraît donc pas inconcevable (fig. 3 b) que les microplaques mésogéennes (et notamment le bloc italo-adriatique) aient été de ce fait entraînées dans un mouvement giratoire « anti-horaire », longuement « lancé » au cours du Mésozoïque. Ce mouvement par contre n'a pu qu'être freiné de l'Eocène au Miocène, par le déplacement des masses lié au mouvement de l'Afrique (qui, de Nord-Est - SudOuest devient du Sud-Est vers le Nord-Ouest); le serrage transverse de la microplaque contre le bord européen s'ajoutant à son mouvement rotatif il en découle que les serrages résultants seront obliques (fig. 3 a): d'abord orientés presque suivant l'allongement de l'arc ils deviendront, avec le freinage de la rotation, de plus en plus transversaux (ce qui est bien en accord avec les changements d'orientation des systèmes de déformation aux différents points, au cours du Tertiaire).
Pour conclure, le modèle examiné ici paraît donc mériter d'être pris en considération; d'autant plus que son originalité principale consiste, sans doute, en ce qu'il oblige à tenir compte de déplacements longitudinaux (dextres), généralisés, suivant l'arc alpin, pour l'établissement des reconstitutions paléogéographiques: il paraît certain qu'un tel changement d'optique serait susceptible de renouveler la manière d'aborder certains problèmes tels que ceux des rapports initiaux entre fosses valaisanne et piémontaise ou de la place et de la configuration des bassins des flyschs néocrétacés.
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L'hypothèse exposée ci-dessus
a, de fait, été reprise en 1989 par G.
MÉNARD, qui a recherché
et produit, dans sa thèse de doctorat d'état, des
arguments qui tendent à en étayer la valeur.
Elle a été également examinée et, d'une certaine façon confirmée, par la thèse de 3° cycle de Marielle COLLOMBET, soutenue le 11.05.2001 à Grenoble, dont on trouvera ci-après le résumé (rédigé par son auteur) :
Cinématique et rotation des Alpes Occidentales : Approche paléomagnétique et modélisation analogique
Dans les Alpes Occidentales, la plupart des modèles
cinématiques considèrent que depuis la fin du Crétacé,
la convergence entre les plaques Adriatique et Européenne
a été accommodée par des translations le
long de décrochements et de l'épaississement crustal.
Les rotations, difficiles à détecter, ont souvent
été négligées. Cependant certains
modèles les considèrent comme un mécanisme
majeur de déformation au cours de l'édification
de la chaîne alpine. Afin de tester ces modèles,
nous avons mené une étude paléomagnétique
sur l'ensemble de la zone briançonnaise de l'Arc Alpin
Occidental. Le métamorphisme subi par cette zone durant
la fin de l'Eocène et le début de l'Oligocène
est responsable d'une réaimantation de l'aimantation rémanente
naturelle (ARN). L'analyse de cette aimantation permet donc d'accéder
à l'histoire post-métamorphique des zones internes.
Près de 350 échantillons, répartis sur 37
sites échelonnés entre le massif du Grand Galibier
au Nord et les Alpes Ligure au Sud Est, sont porteurs d'une composante
d'aimantation caractéristique stable isolée entre
200° et 450°. Cette composante présente systématiquement
une polarité inverse fortement déviée par
rapport à la direction Oligocène pour l'Europe stable.
Ces déviations augmentent de 47° à 117°
du Nord au Sud. Nous les interprétons comme le résultat
d'une rotation antihoraire des domaines internes par rapport à
l' Europe stable.
Cette étude paléomagnétique a été
doublée d'une approche plus mécanique basée
sur des expériences analogiques simples pour étudier
l'influence potentielle de la rotation de la plaque Apulienne
sur la mise en place de l'Arc Alpin Occidental. Les structures
générées par une plaque tournante basale
sous une épaisseur de sable donnée, suggèrent
que la rotation antihoraire pourrait être une des conditions
aux limites majeure contrôlant l'évolution tardive
de l'arc.
La complémentarité des deux études permet
de proposer un modèle cinématique global pour la
mise en place tardive (post-Oligocène) de l'arc Alpin Occidental
et apporte des éléments de réponse aux apparentes
contradictions qui règnent entre contraintes et déformations
actuelles. Les rotations permettraient d'expliquer en particulier
pourquoi la chaîne Alpine est toujours active sismiquement
alors que les données GPS n'indiquent pas de convergence
significative entre Lyon et Turin.
FIGURES
A/ Assemblage de clichés
satellitaires
(rajout de l'auteur, pour le site GEOL-ALP)
Fig. 1 a.-L'arc alpin interprété par comparaison avec un système cyclonique: 1. « Front froid »; 2. « Front chaud »; P, zones perturbées; A, éléments ayant des mouvements comparables à ceux de l'air chaud tropical (microplaque adriatique); E, plaque européenne (comparable à l'air froid polaire); S. V., Iigne Sestri-Voltaggio.
Fig. 1 b.-Coupe de la « volute » adriatique (même légende).
Fig. 1 c.-Carte des mouvements liés au déplacement d'une volute en rotation anti-horaire: directions de plis (pointillés), coulissements (demi-flèches couplées), serrages (flèches opposées).
Fig. 2.-Carte très schématisée des Alpes occidentales et du Jura: 1. Mouvements tertiaires précoces (a. Plis; b. Coulissages et torsions; c. Chevauchements); 2. Mouvements tertiaires tardifs.
N. B.: Le domaine insubrique est hachuré et le domaine appenninique marqué de points de façon à figurer leurs limites, hypothétiques, sous la plaine du Pô.
Fig 3 a.-Modification des directions structurales depuis les mouvements tertiaires précoces (1) jusqu'aux plus tardifs (2) par atténuation de la rotation et modification de la translation de l'ensemble en rotation (on a indiqué la direction des résultantes de compression et celle des failles de coulissement connexes). Fig. 3 b.-le contexte mésogéen: trajectoire de 2 points (supposés liés à l'Afrique) par rapport à l'Europe (d'après Dewey et coll., 1973), montrant le mouvement giratoire anti-horaire, de-180 MA à-- 53 MA, et le changement de direction, à-53 MA, entraînant le déplacement vers le Nord-Ouest des microplaques à mouvement giratoire