Sciences de la Terre: les talibans sont là !

Le monde cultivé s'insurge à juste titre contre la décision aussi stupide que brutale prise par les extrémistes religieux d'Afghanistan de détruire les statues colossales du site exceptionnel de Bamiyan, au nom d'une conception de leur foi qualifiée d'obscurantiste et moyen-âgeuse, par une majorité de nations. Un tel état d'esprit ne peut évidemment sévir dans nos pays « civilisés » et démocratiques...Pourtant l'université scientifique de Grenoble vient de commettre un forfait de la même veine en décidant et mettant à exécution la disparition d'un des plus anciens laboratoires de Géologie de France fondé au début du X1X ° siècle (1824).

Durant sa longue existence, les scientifiques renommés qui s'y sont succédés y ont accumulé un matériel considérable tant en minéralogie qu'en paléontologie ainsi qu'une bibliothèque d'une grande richesse. Sans aucun égard pour ce riche passé, qu'en tout autre pays on se serait efforcé de sauvegarder, la décision fut prise et exécutée d'envoyer à la décharge une grosse partie de la bibliothèque, le tri étant assuré par un collègue géophysicien incapable d'apprécier objectivement la valeur des documents. Il s'en est même fallu d'un rien que les collections de paléontologie ne suivent le même chemin et seule une expertise réclamée in extremis a confirmé leur valeur scientifique inestimable. Leur classement au patrimoine national à néanmoins pu être demandé ce qui les met pour l'instant à l'abri de nos talibans républicains.

Comment peut on en arriver là ? est la question que se posent, abasourdis, tous ceux qui, au sein de l'Université ou à l'extérieur sont conscients de ce que la géologie grenobloise à apporté, tant dans le domaine fondamental qu'au niveau des applications. En fait, pour tous ceux qui ont vécu les trente dernières années, au sein de l'université française dans le domaine des Sciences de la Terre, cela n'est pas surprenant. Les géologues universitaires ont, pour la plupart, toujours fait des complexes devant leur collègues des « sciences exactes » et guetté les occasions de « s'exactiser », au moins en apparence. La recette a été rapidement comprise par tous les mandarins en puissance qui avaient plus en tête les soucis de carrière que d'objectivité scientifique. On a ainsi vu se succéder deux écoles dominantes qui ont tour à tour imposé l'idée que la géologie sérieuse ne se faisait qu'au fond des mers et ensuite qu'elle se résumait à la géochimie et à la géophysique. A l'instar des talibans, tous ceux qui ne pensaient pas selon l'orthodoxie du moment où se livraient à des recherches considérées, dès lors, comme hérétiques devaient disparaître et leurs labos avec...Faire du terrain et des observations minutieuses est maintenant considéré comme une tare, un aveu d'incompétence. si ce n'est de débilité. Il faut reconnaître qu'il est plus confortable de pianoter sur un ordinateur que de mouiller la chemise sur le terrain et que la somme des qualités morales, physiques et intellectuelles que réclame le travail de terrain est trop contraignante pour beaucoup. Les géologues alpins et des autres chaînes similaires en savent quelque chose.

Il n'est pas surprenant dans ces conditions qu'une nécessaire réforme des enseignements et de la recherche ait été conduite au nom d'une idéologie dominante, sans concertation avec les principaux intéressés jugés globalement trop bêtes et ringards pour que l'on perde un temps précieux à les écouter. L'intérêt des étudiants n'a, comme d'habitude dans les cercles restreints du pouvoir universitaire (une sorte de nomenklatura), jamais été pris en considération si ce n'est sous forme de belles phrases creuses dont, du reste, on peut s'étonner qu'elles soient encore prononcées en français ! Il est pourtant symptomatique de noter que les besoins manifestés par la plupart des employeurs potentiels des étudiants en géologie appliquée (c'est pratiquement le seul débouché actuel) font la part belle à la lecture et compréhension du terrain. Il est du reste significatif de constater que le début de l'entreprise de démolition de l'enseignement de la géologie à Grenoble a commencé par la géologie appliquée il y a maintenant une vingtaine d'années. Il est également symbolique de voir parachever cette oeuvre de destruction au moment ou disparaît R.Barbier dont le troisième cycle de géologie a fourni de très nombreux et brillants cadres de notre industrie ou de notre recherche appliquée, lesquels ont porté bien haut le renom d'une université qui vient de se révéler d'une ingratitude bien dans l'esprit du moment.

Je sais que ce pamphlet sera considéré comme une preuve supplémentaire du caractère irrécupérable des géologues naturalistes, auxquels je me flatte d'appartenir. Je rappellerai simplement que j'ai depuis longtemps recherché l'appui des sciences « exactes » dans mon domaine de la géologie appliquée au génie civil. J'ai, à cet effet, lancé il y a plus de trente ans une collaboration étroite avec les mécaniciens des sols de notre université et notamment avec J.Biarez, dont l'une des retombées a été la création de la filière d'ingénieurs géotechniciens de l'ISTG. Plusieurs ingénieurs de nos plus grandes écoles n'ont pas estimé déchoir en venant ici apprendre à décrypter le terrain et certains font encore un usage quotidien de l'approche naturaliste, laquelle vient éclairer et appuyer les quantifications indispensables à l'exercice de leur métier. Quant aux ingénieurs de génie civil, les plus expérimentés reconnaissent sans difficulté qu'il convient de se méfier des diverses modélisations proposées dans le domaine de la science des sols et des roches si elles ne sont pas fondées sur une observation soigneuse et objective de type naturaliste. La géologie de terrain est valorisante pour toutes les applications sujettes à quantification et ne doit pas être considérée comme un déchet de l'enseignement


texte inédit, du 10 mars 2001, par P.ANTOINE
Professeur honoraire à l'université J.Fourier (ISTG filière d'ingénieurs géotechniciens), anciennement professeur à l'École Nationale supérieure d'Hydraulique et de Mécanique de Grenoble, à l'École nationale des Travaux publics de l'État, à l'École Centrale des Arts et Manufactures.

Ce texte en a suscité un autre, allant dans un sens analogue, de la part de E.BOUYX

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