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Compléments
Alpes Françaises

A propos des GéoTalibans

par Emmanuel Bouyx


S'il l'avait rédigé après le drame du l1 septembre et ses prolongements tragiques en Asie centrale, P.Antoine aurait peut-être hésité à titrer son pamphlet "Les Talibans sont là"; mais qu'importe, son texte réjouira le petit groupe de géologues naturalistes qui, pour reprendre son expression, "mouillèrent leur chemise" durant les années soixante et soixante-dix en arpentant les montagnes afghanes sous la houlette perspicace de A.-F. de Lapparent. Dans ce temps là, tandis que les Bouddhas géants veillaient sur une vallée heureuse, nous avions encore l'impression d'appartenir, quelle que soit notre spécialité, à une même grande famille scientifique dans laquelle chacun trouvait sa juste place, pour peu qu'il sache dépasser les querelles d'écoles et les inévitables susceptibilités individuelles qui, de tous temps, ont fait les charmes de la vie universitaire.

Mais les faits qu'il dénonce aujourd'hui montrent à quel point les murs ont changé dans notre communauté. La destruction programmée de la géologie naturaliste à Grenoble n'est qu'un exemple parmi tant d'autres du véritable terrorisme intellectuel qu'exerce impunément depuis une vingtaine d'années, la petite nomenklatura de "géoscientistes" qui parade sans vergogne sur les ruines d'une discipline qu'elle s'acharne à détruire depuis son insidieuse prise de pouvoir à la faveur de la prétendue "révolution des sciences de la Terre".

Comme chacun le sait, la formulation progressive de la théorie des plaques, fruit d'un demi-siècle de recherches menées à la suite des idées de Wegener et des polémiques qui en résultèrent, est essentiellement le fait de chercheurs anglo-américains. Pour embellir leur rôle, nos "géoscientistes", dont l'apport personnel à cette aventure a surtout consisté à trouver sur les vols transatlantiques leur chemin de Damas, avaient tout intérêt à se parer des oripeaux des révolutionnaires.

Il leur fallait donc persuader le bon peuple (ici les milieux économiques et scientifiques et surtout les décideurs qui octroient postes, locaux et crédits) qu'il n'y avait rien, ou presque, "avant la révolution", que la géologie de papa" était le fait de naturalistes bornés et pittoresques, incapables d'abandonner leur loupe et leur marteau pour se saisir de nouveaux concepts et de techniques sophistiquées dont seuls océanologues et physiciens ou chimistes de la Terre peuvent comprendre l'intérêt et le maniement.

D'où leur acharnement systématique à minimiser l'apport des générations précédentes comme à brocarder ceux qui osent encore se risquer à poursuivre une démarche naturaliste. Ainsi, par exemple, a-t-on pu les entendre traiter les géologues de terrain de "besogneux de la carte géologique" ou de "tacherons du cinquante millième" et les paléontologistes de "coquillards ", ou bien affirmer que l'hydrogéologie n'était qu'une "science de puisatiers".

Mais pour accréditer cette thèse, il est indispensable de faire disparaître tout ce qui pourrait rappeler les efforts consentis et les succès obtenus "avant la révolution". Et c'est ici que la comparaison osée de P. Antoine entre la destruction des Bouddhas de Bamyan et le démantèlement des collections et bibliothèques de Grenoble prend, toutes proportions gardées, son véritable sens : Bamyan, le sectarisme des Talibans ne pouvait supporter les gigantesques symboles d'une spiritualité concurrente ; chez nous, l'étroitesse d'esprit des physiciens et chimistes de la Terre et de la Mer, pour lesquels un stage post-doc sur un campus de Californie ou de Nouvelle Angleterre tient lieu de pèlerinage à La Mecque, ne s'accommode manifestement pas de ce qui pourrait rappeler qu'existait avant eux et demeure encore aujourd'hui une autre manière d'étudier notre planète.

C'est pourquoi leurs exploits alimentent la chronique universitaire dans l'ensemble de l'Hexagone. Dans telle Université, des armoires bourrées de fossiles sont forcées, leur contenu jeté au sol: dépossédés d'une partie de leurs locaux, les paléontologistes ne débarrassaient pas le plancher assez vite pour faire place à des informaticiens. Dans une autre, quelques dizaines de fascicules de Palaeontographica, une des plus prestigieuses revues de paléontologie et peut-être la plus belle par la splendeur de ses illustrations, terminent leur carrière dans une poubelle au pied du Bâtiment de Géologie. On ne compte plus les manifestations de cette rage destructrice. Les mauvaises langues prétendent même qu'à une certaine époque on pouvait voir, aux abords d'une grande Université parisienne célèbre pour son amiante, les gamins du quartier échantillonner dans les bennes !

Ces agissements témoignent d'un évident manque de culture qui ne grandit pas leurs auteurs. Ils sont en outre discutables sur le plan Juridique car les livres et les échantillons que l'on jette à la décharge ont été achetés sur crédits d'État ou récoltés par des scientifiques rémunérés et envoyés en mission aux frais du contribuable. C'est donc une part de notre patrimoine dont ils ont reçu la garde que ces petits chefs incultes et irresponsables s'arrogent le droit de dilapider.

Leur comportement procède enfin d'une stratégie qu'il faut bien comprendre pour mieux la combattre : ces fossiles exposés dans les vitrines des meubles en chêne de nos vieux laboratoires, ces échantillons entassés dans de vastes tiroirs, ces cartes géologiques, ces revues et ces livres qui faisaient l'orgueil de tant de bibliothèques, quel insupportable spectacle pour nos géotalibans, et surtout quel danger! Alors vite à la benne et direction la décharge !... Les épargner ferait courir le risque intolérable de mettre sous les yeux des générations montantes les témoins du labeur et des succès de tant de géologues naturalistes obstinés, passionnés et parfois géniaux comme le furent, à Grenoble et ailleurs, les fondateurs de ces laboratoires que l'on s'obstine à dépecer.

A supposer qu'un jeune apprenti géoscientiste en voie de talibanisation découvre par hasard un exemplaire de la monumentale oeuvre de E. Suess qui aurait échappé à la fureur des iconoclastes... ! Ne risquerait-il pas de constater qu'à l'aube du vingtième siècle, la face de la Terre etait en grande partie décrite ou, pire encore, que l'on imaginait déjà, il est vrai dans un cadre fixiste, que la chaîne alpine pouvait résulter de la disparition de la Téthys ? Et s'il poursuivait son exploration bibliographique au point de feuilleter la Revue de Géographie physique et de Géologie dynamique des années trente, que penserait-il en constatant que dès 1935 Boris Choubert avait "fermé l'océan" pour dessiner une reconstitution du domaine péri-atlantique ressemblant étrangement à celles claironnées par ses Maîtres dans les années 70 ?

Ce n'est que délivrés des traces de ce passé qui dérange, que nos pseudo-révolutionnaires pourraient en toute tranquillité modeler l'avenir en expulsant des programmes d'enseignement l'essentiel de ce qui, de près ou de loin, s'apparente à cette insupportable géologie de type naturaliste qui, basée sur l'observation impartiale des faits sur le terrain, résiste parfois à la dictature de leurs modèles.

Pour justifier l'opération qui leur permettrait de récupérer l'essentiel des postes, les locaux et les crédits d'enseignement et de recherches encore consentis à la géologie traditionnelle, l'évocation rituelle de "l'intérêt des étudiants" n'est bien entendu qu'alibi. A qui fera-t-on sérieusement croire qu'avec une thèse brillamment soutenue à l'IPG sur la géochimie de tel ou tel élément trace dans le manteau supérieur, un candidat à l'embauche aura plus de chance d'intéresser un bureau d'étude ou une compagnie pétrolière qu'un diplômé alliant une solide expérience de terrain à d'indispensables notions de géologie de l'ingénieur? Ou bien que pour dispenser un enseignement moderne (qui selon la formule consacrée, se doit évidemment d'être au plus près de la recherche), il faut obligatoirement remplacer tant d'enseignants partant à la retraite par des océanographes (comme par exemple à Bordeaux) ou par des spécialistes de la géochimie de la surface (comme à Marseille, Poitiers ou ailleurs) ?

Contre ces excès, il serait malheureusement vain d'attendre les réactions d'un Monde universitaire dans lequel les géologues naturalistes, de moins en moins nombreux et de plus en plus isolés, font désormais figure de fossiles vivants. Il y existe bien ça et là quelques poches de résistance où l'on s'attache à concilier l'enseignement de la géologie de terrain avec celui des disciplines et des techniques modernes. Elles sont d'ailleurs bien connues des entreprises qui aiment y recruter les jeunes diplômés dont elles ont besoin.

Mais le temps fait son oeuvre, à la faveur des départs en retraite et des restructurations pilotées par le Ministère. Le sursaut ne pourra donc venir que de la Société civile. Il faut qu'en premier lieu la Profession aide, encore plus qu'elle ne le fait déjà, les enseignants qui tiennent en priorité compte dans la définition de leurs programmes des véritables besoins de formation ; que ses entreprises leur offrent toujours leurs contrats, qu'elles accueillent en priorité leurs étudiants en stage et, si possible, qu'elles les embauchent. Il faut aussi que ses représentants interviennent auprès des Pouvoirs Publics et au plus haut niveau, c'est à dire par dessus les technocrates des géosciences qui dominent instances d'évaluations et directions ministérielles, pour rappeler que la Mission des Universités est aussi de former pour la Nation les cadres dont elle a besoin et exiger que l'on agisse en conséquence en matière de programmes et de filières d'enseignement. Dans ce combat pour le bons sens, les géologues naturalistes espèrent le soutien de l'Union Française des Géologues.


Cet texte a été publié par la revue Géologues, dans son numéro 132 de 2002

Emmanuel Bouyx, Agrégé de sciences naturel1es, chargé de recherches au CNRS, membre de la mission géologique Française en Afghanistan
est Professeur honoraire à l'université de Bordeaux

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